Frères d'armes

Aujourd'hui il fait beau. Tant mieux. Nous n'aurons pas à combattre dans la boue. Pourtant, j'avais entendu dire par le sergent-major qu'il allait pleuvoir.

Pour la dixième fois, nous allons essayer de nous emparer d'une position allemande située sur une petite colline. Je préfère tout, même l'assaut, à l'attente interminable dans notre tranchée.

Regardant à droite, puis à gauche, je vois mes camarades effectuer les mêmes gestes que les miens. Nous vérifions que la culasse manœuvre correctement, nous nous assurons que les munitions sont à leur place dans les cartouchières. Certains affûtent leur baïonnette. D'autre, debout ou à genou, semblent prier. Qui ? Ou quoi ? Et pourquoi ? Si Dieu existe, il n'est certainement pas allemand, ni britannique. Et encore moins dans cet enfer.

Chassant toutes ces pensées de mon esprit, je fais comme d'habitude. Je m'approche du remblai et me hisse sur la pointe des pieds. J'aime voir le champ de bataille avant l'action. Je repère certaines particularités du terrain et suppute les chances de m'en sortir vivant. Comme d'habitude !

Au loin, à près de huit cents mètres de là, je vois l'objectif. Un petit bastion insignifiant. Oui, si insignifiant. Mais il nous avait déjà coûté plusieurs centaines d'hommes.

Depuis ma position, j'ai deux tranchées à franchir. Les deux cents mètres suivants sont plats et nus. Pour finir, le terrain s'élève doucement sur près de deux cents mètres. Les trois cents derniers sont assez pentus. Bien entendu, d'innombrables cratères, plus ou moins profonds, nous rendront la progression plus difficile, mais ils nous offriront également de nombreuses protections. Je regarde encore une fois mes compagnons d'armes. Combien d'entre eux ne verront jamais le soleil se coucher ce soir ?

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“ Baïonnette au canon ! ” aboie le sergent-major. Comme un automate, j'obéis à l'ordre. À deux pas de là, un fantassin dresse une courte échelle contre la paroi de la tranchée. C'est là que je sortirai du boyau.

De place en place, j'entends les cornemuses se joindre les unes aux autres et se répondre. En les entendant, une douce chaleur me monte au visage. Comme je suis fier de servir mon régiment et le Roi.

“ En avant, en avant, hurle de plus belle le sergent-major, pour le Roi et pour l'Empire !

-          Hourra ! hourra ! scandent alors des milliers de poitrines. ”

Au moment où je mets le pied sur l'échelle qui va me permettre de sortir de la dernière tranchée, le soldat qui me précède tombe à la renverse, foudroyé par une balle en pleine tête.

Je refuse de réfléchir et je m'élance à mon tour. Je fixe les trous d'obus et je slalome comme un fou, sautant à l’intérieur de ceux-ci au fur et à mesure qu'ils se trouvent sur ma route. Courir, plonger dans l'excavation, reprendre mon souffle, courir à nouveau, plonger encore … Et oublier. Oublier les corps de mes camarades tombés pendant l'assaut, oublier ceux qui vont s'écrouler, oublier que je peux devenir l'un des leurs.

Plus que cinq cents mètres. Je prends une bonne inspiration car maintenant il va falloir grimper. Je jaillis de mon cratère, cours une vingtaine de mètres et plonge dans la dépression salvatrice suivante et … une douleur, LA douleur, fulgurante, atroce. La sensation de tomber sans fin, comme dans un abîme. Alors, ça y est ? C'est donc cela la mort ? Non, encore un choc, encore la douleur. Ne pas partir, rester … en vie. La nuit qui vient, en plein jour, le froid …

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Le froid. C'est ça, j'ai froid. Je me réveille enfin. Depuis combien de temps suis-je là, étendu sur le ventre ? Je ne sais plus. J'essaye de me relever, mais j'arrive tout juste à me mettre sur le dos.

La bataille n'est pas finie. J'entends encore les tirs des fusils et les aboiements plus rauques et plus sourds des mitrailleuses. Puis je vois passer mes camarades qui reculent. L'attaque a encore échoué. Pas un ne regarde dans ma direction et j'ai trop peu de forces pour crier.

Puis c’est au tour des Allemands d’arriver. Eux non plus ne me remarquent pas. Tiens ! En voilà un qui doit appliquer la même tactique que la mienne. Il saute dans mon trou, se plaque sur la pente, reprend son souffle et s'élance à nouveau … puis retombe en arrière, fauché par la mitraille.

Fasciné, je le regarde. Il doit avoir mon âge et porte des rouflaquettes, comme moi. Il est blond, je suis roux, mais quelle importance ? C'est la première fois depuis trois ans que je me dis que les Allemands sont des êtres humains comme nous. Pourquoi nous faisons-nous la guerre alors ?

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Il bouge. N'est-il donc pas mort ? Non. Il se redresse sur ses coudes et regarde autour de lui. Et nos yeux se croisent. Nous restons là, à nous observer. Instinctivement je cherche mon arme, doucement, mais je ne la trouve pas. C'est alors qu'il me sourit. Il se dirige lentement vers moi, en rampant et s'allonge à mes côtés.

 “ Où êtes-vous blessé ? me demande-t-il dans un anglais très correct. Est-ce une blessure grave ?

-          Je ne sais pas, rétorqué-je naturellement, en allemand. J'ai mal au ventre et mon épaule droite me fait souffrir le martyre.

-          Voulez-vous que je regarde ?

-          Si vous y tenez. ”

 Il regarde mes blessures et m’explique que j'ai pris une rafale dans le ventre et que mon épaule est démise, certainement suite à ma chute. Puis il se met à me soigner du mieux qu'il peut avec les quelques pansements qu’il a sur lui.

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“ Pourquoi avez-vous fait cela pour moi ? Nous sommes ennemis. Je vous aurais tué si j'avais pu, lui dis-je.

-          Jamais je n’aurais pu vous tuer ainsi. Je ne suis pas un assassin.

-          Ah ?! Pourquoi êtes-vous dans l'armée alors ?

-          Je n’ais pas eu le choix. Je devais combattre pour ma patrie. Mais je ne suis pas un meurtrier, je suis un soldat. Ce n’est pas la même chose. Vous êtes blessé donc vous ne pouvez pas me tuer. Vous n’êtes plus dangereux, alors je vous aide. Je crois en Dieu et c’est pour cela que j’ai fait cela pour vous.

-          Mouai, dis-je dubitatif. … Et vous, où êtes-vous blessé ?

-          En haut de la cuisse, dit-il en me montrant l’aine. Je crois que ma jambe est fichue.

-          Désolé pour vous ”. Je l’avais dit sincèrement. Je l’imaginais déjà cul-de-jatte et ne trouvais rien d’autre à dire.

Après un long silence je lui dis enfin : “ Que faites-vous dans le civil ?

-          Je suis professeur d’anglais. Et vous ?

-          Moi, je suis professeur d’allemand ...

Nous éclatons alors d’un grand rire car nous venons de nous rendre compte que, depuis le début, nous parlons chacun dans la langue de l’autre. Cela avait dû donner un étonnant chassé-croisé linguistique.

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Nous avons alors poursuivi la conversation dans nos langues natales.

“ Êtes-vous marié ? demandé-je.

-          Non, mais je suis fiancé. Dès que ce conflit prendra fin, nous nous marierons. Et vous ?

-          Oui, depuis un an. Mon épouse attend un enfant. J’espère que ce sera un garçon. ”

Nous sommes restés un long moment, réfugiés dans nos pensées. Les miennes étaient partis vers mon épouse et les longues promenades le long de la Barn ou du vieux canal. Comme ma vie d’avant me manque !

“ Où habitez-vous ?

-          En Bavière, dans les Alpes bavaroises ; un petit village qui s’appelle Mittelberg. J’aime beaucoup marcher dans la montagne. Et vous ?

-          Dans le Lincolnshire à Horncastle. C’est au nord-est de Londres. Pas loin de Grantham, la ville natale d’Isaac Newton. Peut-être connaissez-vous ?

-          Non, pas du tout. Désolé.

-          Ce n’est pas grave. Mais, dites-moi, si vous m'avez soigné, est-ce par charité chrétienne ?

-          Oui, bien sûr. Et vous, n’êtes-vous pas chrétien ?

-          Non, je ne sais même pas si Dieu existe. Je me dis qu’il faut faire de son mieux dans la vie. Je laisse la religion aux penseurs et aux ecclésiastiques.

-          Dieu existe. Il m’aime et vous aime aussi. Si vous ne l’aimez pas, vous passerez la vie éternelle en enfer. Moi, si je meure, je vais au Paradis, dans sa présence. ”

C'est quand même pas croyable. Nous sommes là, deux ennemis, blessés, en train de discuter sur Dieu, le sens de la vie au fond d’un trou d’obus. Et en pleine bataille encore ! Autant dire en enfer. Quel drôle d'endroit pour parler de ça ! Mais ses propos me firent réfléchir.

“ J'admire votre foi. Je suis vraiment content de vous avoir rencontré. Si je m'en sors, il faudra que je réfléchisse à ce que vous venez de me dire.

-          Voyez-vous, Dieu à permis que je vous rencontre pour vous dire qu’il existe. Je ne crois pas au hasard. N’est-ce donc pas la preuve qu’il existe ?

-          Oui, peut-être avez-vous raison. Je … ”

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Tout à coup, nous sommes pris dans un malstrom incompréhensible. Une section de fusiliers royaux arrive sur nous. Mon camarade allemand, croyant voir revenir les siens, se précipite sur moi pour me protéger. Les soldats britanniques ne comprenant pas ce qui se passe, ouvrent alors le feu...

Deux hommes descendent vers nous pour enlever le corps de l’Allemand. Ils me voient enfin, couvert de sang. Leurs balles m’ont atteint en traversant le corps qui était au-dessus de moi.

“ Sergent, crie-t-il, le nôtre est mort aussi. Le Fritz a eu le temps de le buter.

-          Non, dit-il. Je crois que c'est nous qui l’avons eu. … Oh ! d’ailleurs, regardez les pansements de ce gars, ils sont allemands. Il l'avait soigné… ”

 

F I N

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021

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